Climat: le monde politique doit se montrer prêt à la transition

Forum pour la transition juste

En automne 2022, la ministre Zakia Khattabi a invité certain.e.s acteurs.rices de la société civile à envoyer leurs contributions sur les risques et opportunités liés à la transition écologique. La Fédération des Services Sociaux (FdSS) a participé à la consultation en fournissant sa contribution en réponse aux questions de ce questionnaire. Ci-dessous, voici la contribution fournie par la FdSS.

Après l’enquête écrite auprès des parties prenantes, des interviews d’expert.e.s et une analyse comparative, le forum pour une transition juste a convié une trentaine de représentant.e.s de la société civile les 14 et 28 mars 2023. Lors de ces deux journées, des tables rondes ont été organisées pour échanger et explorer sur les principaux défis de la transition juste. Trois travailleurs.euses de la FdSS se sont réparti.e.s entre les différentes table-rondes thématiques.

A la suite de ces deux journées de travail, la FdSS  a souhaité partager dans une carte blanche une synthèse de ses réflexions. Ci-dessous, voici la carte blanche rédigée par la FdSS et publiée dans le journal Le Soir en juin 2023.

Lire la carte blanche

 

Les questions soumises à consultation

Que signifie la transition juste pour vous ?

Nous nous proposons de questionner cette question. En deux temps. En nous demandant d’abord ce que veut signifier cette proposition de transition pour aborder ensuite ce que le terme juste entend apporter dans ce contexte.

En soi, la transition est une idée nécessaire qui vient cependant cinquante ans trop tard. L’impossibilité d’un découplage entre la raréfaction continue des ressources environnementales et le maintien d’une croissance économique est désormais suffisamment documentée pour pouvoir l’affirmer sans détour. Cette information suffit à elle seule à indiquer combien il sera compliqué de transiter tranquillement d’une situation à une autre : il serait sans doute plus utile d’évoquer dès à présent la réalité (et la nécessité) d’un basculement complet d’une vie entièrement carbonée à une vie largement décarbonée. Plus encore, il ne serait pas non plus inutile de préciser qu’un tel basculement ne concernera évidemment pas seulement la question des GES, mais également toute un série d’autres paramètres parmi lesquels la chute de la biodiversité ou le maintien de terres arables pour ne citer qu’eux.

Le monde du travail, quand il a mis sur la table cette idée de transition juste, a pensé en termes linéaires comme si demain allait répéter hier et qu’un développement pouvait encore imaginer être durable : toutes les recommandations de l’OIT ou de la COP26 découlent du préalable qu’il est possible d’agir, et donc de transiter, « dans les marges » d’une économie verdurisée et devenue « décente ».

Nous savons non seulement que ce ne sera pas le cas et que nous aurons à basculer plutôt qu’à transiter, mais nous pouvons clairement craindre que ces basculements ne se feront pas sans conflits. L’exemple le plus évident est l’accès à l’eau potable – situation rendue encore plus flagrante par ces deux derniers étés. Quelle serait alors une transition juste et praticable en matière d’usage collectif de l’eau entre les intérêts des Etats, des multinationales de l’embouteillage, du secteur agricole conventionnel, etc… et les besoins quotidiens des êtres humains ? De quel côté pencheraient les travailleuses et les travailleurs de chez Evian, par exemple, dans le cas de rationnements ? Du côté de leur outil de travail ou du côté de leur consommation ménagère ? Nous pourrions tout autant évoquer le sort des énergies fossiles, comme le gaz, qui montre avec la guerre d’Ukraine à quel point la brutalisation des rapports géopolitiques pèse sur l’idée même d’une transition qui se voudrait juste. Le contexte actuel relativise complètement l’idée d’une transition juste quand ce que nous vivons est en réalité une terrible accélération mortifère.

De fait, la perspective d’un amoindrissement du temps disponible permettant d’effectuer cette éventuelle transition se précisant tous les jours – il existe également dans les milieux scientifiques un consensus naissant sur cette idée d’un changement plus rapide que prévu, notamment en ce qui concerne les points de basculement – il est également compliqué de défendre une option qui suppose inévitablement le recours à un temps long. L’adhésion d’une population formatée par plus de 40 ans de néolibéralisme n’étant qu’une des parties du problème, l’autre étant évidemment la façon dont les possédants – en numéraires ou en ressources – s’arrangeront pour relativiser ou reculer le plus possible l’idée même d’une transition, devenant inévitablement de plus en plus radicale. Imposer cette idée il y a cinquante ans, au moment de la parution du rapport Meadows par exemple, lui aurait donné quelque chance de succès.

En outre, l’idée de « transiter » suppose de définir un point de départ à partir duquel une telle action pourrait effectivement s’originer. Dans ce cadre, et c’est ici que nous abordons vraiment la question du juste, commencer à transiter en partant de là où nous en sommes aujourd’hui est sans doute une contradiction majeure. Si l’on s’entend sur la définition du mot, qui est de fournir la possibilité d’un

passage d’une chose à une autre, transiter à partir de la situation injuste et inégalitaire qui est la nôtre pour parvenir à une situation censée devenir juste supposerait que les injustices et les inégalités ne se soient pas à ce point creusées entre les régions du monde comme entre leurs populations, que les richesses ne soient pas contenues dans un nombre de mains infimes et que la fabrication du profit ne monopolise pas l’ensemble des ressources planétaires encore disponibles.

A notre sens, si un passage est imaginable, il doit renverser la notion de juste – comprise comme une prise en compte de l’intérêt des plus faibles et des personnes potentiellement les plus impactées sur le chemin d’une économie décarbonée – en ne masquant pas que les responsabilités de toutes et tous ne sont pas égales sur la planète et dans la société. Mettre directement en cause l’accumulation des richesses ainsi que celles et ceux qui en sont les dépositaires semble un préalable indispensable. Une

« transition » qui agirait pour modérer ou compenser les dommages causés à la plus grande partie des populations par la partie congrue des plus riches et des plus destructeurs n’aurait à notre sens aucune sorte de légitimité et chercherait en vain une base sociale.

Le terme de transition juste ne nomme pas, à notre sens, la dureté du chemin et les difficultés que nous avons et aurons à affronter collectivement, mais il contribue à les euphémiser. C’est pourquoi, pour ce qui nous concerne, nous ne parlerions pas de transition juste, mais plutôt de bifurcation justifiée.

Quels risques peuvent survenir à cause du changement climatique et d'autres crises écologiques telles que la perte de biodiversité, la pénurie de ressources, la pollution environnementale, la sécheresse, les inondations, etc. pour les intérêts que vous représentez ?

Tout d’abord et de la même façon que nous avons écarté la question de la transition juste pour cause de retard historique, nous voudrions souligner qu’une part significative des risques pouvant toucher les personnes en raison des situations écologiques avaient déjà été signalés pour des questions relevant de la pauvreté. Pour ne prendre qu’un exemple : l’isolation des bâtiments (qui est devenue une mesure- phare de la transition) est une chose revendiquée depuis longtemps par les personnes à faibles revenus vivant dans de véritables passoires thermiques. Cette revendication n’a pourtant été entendue qu’à compter du moment où elle s’est inscrite dans un contexte environnemental global, c’est-à-dire où elle a commencé à concerner d’autres types de populations que la frange la plus pauvre et la plus invisibilisée de la société. L’aspect répétitif de cette situation – cet exemple peut en effet se décliner car la pauvreté a alerté sur bien des sujets considérés aujourd’hui comme « environnementaux » – invite à considérer les gens vivant en situation de pauvreté comme de véritables pionniers des changements, accomplissant et pratiquant au jour le jour une sobriété et une décroissance obligées que l’on considérerait ailleurs comme vertueuses.

Pour le reste, nous voudrions préciser aussi que nous ne représentons pas des intérêts mais bien des gens sans intérêt, comme nous venons tout juste de l’expliquer. Il s’agit de personnes atteintes à divers niveaux par l’organisation socio-économique actuelle et ses traductions politiques et administratives, lesquelles engendrent déjà un nombre important d’inégalités sociales. Il n’est donc pas à craindre mais bien à attendre que les conséquences de dégradations supplémentaires des conditions d’existence – comme des pénuries, des inflations, des situations environnementales mettant en compétition des populations ou comme la disparition des conditions usuelles de vie ou de survie – créent des précarisations additionnelles, sans doute insupportables. Le schéma circulaire – qui caractérise la pauvreté- et la chaîne conséquentielle – qui oblige les personnes à une éternelle répétition du même – en seront sans doute brisés, sans compter que les repères permettant de trouver un minimum d’assurance et de stabilité risquent également de bouger, sinon de disparaitre (ce que l’on a vu par exemple avec la raréfaction des guichets pendant et après la pandémie du Covid 19). Ce point est à notre sens capital : les équilibres trouvés bon gré mal gré pour se maintenir à flot seront inévitablement ébranlés. Si même trouver un colis alimentaire devient problématique pour cause de pénuries ou d’enchérissements, c’est tout un écosystème de survie qui est menacé.

Cette situation n’affectera pas que les publics déjà concernés par des situations de pauvretés et de précarités et dont la situation empirera, mais également de nouvelles franches de population qui intégreront un schéma et une chaîne dont elles n’ont aucune expérience ni aucune pratique. Il ne faut pas négliger cette situation : le recours aux services sociaux est par exemple fréquemment problématique chez ces publics pour lesquels passer la porte d’un CPAS peut être considéré comme dégradant ou déplacé. Par effet rebond, ce que l’on appelle le « non recours » risque donc de concerner aussi ces nouvelles populations, ne connaissant pas les droits à activer ou dédaignant de le faire.

Une transition juste se doit de prendre en considération les liens étroits qui existent entre inégalités socio-économiques, inégalités environnementales et inégalités de santé. Le mouvement de justice environnementale a démontré à quel point les inégalités de pouvoir génèrent des inégalités environnementales au sein de la population (Harvey 1996). Un préalable indispensable est de rendre visible les injustices liées à l’environnement déjà existantes [on entend ici l’environnement au sens large, comme le lieu « où on travaille, habite et joue » (D. Taylor)]. A Bruxelles, il n’est plus à démontrer que les secteurs statistiques qui enregistrent les revenus les plus faibles sont également ceux présentant un faible degré de verdurisation, une forte présence d’ilots de chaleur mais également un taux élevé de diabète ou encore d’incapacité de travail. Cette corrélation entre environnement de vie et problématiques de santé publique a été rendue visible de manière flagrante durant la pandémie puisque ces communes cumulant revenu faible et une série d’inégalités environnementales ont également été celles qui ont enregistré les taux les plus élevés de contamination par le Covid. Ces entremêlements et ces recoupements d’inégalités sociales, médicales et environnementales sont en soi fortement représentatifs du manque d’anticipation et du désintérêt porté à ces quartiers et à leurs habitants. Mais c’est aussi la raison pour laquelle ces quartiers sont de facto des indicateurs précieux de lieux à prioriser pour penser d’éventuels mécanismes de bifurcation.

Ajoutons, pour être les plus précis possible, que ces frontières sociales, médicales et environnementales se sont déplacées avec la question de l’enchérissement énergétique. Si les quartiers que nous évoquons sont bien entendu concernés, et depuis longtemps, par la question énergétique et les factures qui l’accompagnent, il est remarquable de constater que des personnes ne souffrant d’aucune sorte d’inégalité sociale, médicale ou environnementale sont désormais concernées par un type de précarité nouveau pour elles : ceci pourrait ouvrir à un élargissement considérable de la question sociale et représenter une donne complètement nouvelle, ouvrant la voie à une colère sociale que des publics plus fatigués ne peuvent complètement exprimer. Sans qu’on soit certain, du reste, de l’orientation d’une telle colère.

Quels sont les secteurs, les entreprises, les travailleuses et travailleurs, et les individus les plus menacés durant la transition ? Pourquoi ?

Nous avons déjà en grande partie répondu à cette question à la rubrique précédente. Nous avons insisté sur les déséquilibres qui seront potentiellement créés pour des populations vivant déjà dans la pauvreté ainsi que sur l’apparition d’une nouvelle classe sociale en voie de paupérisation : la population vivant certes ordinairement au-dessus du seuil de pauvreté mais de façon insuffisamment significative pour penser échapper à la rudesse des enchérissements et des inflations. Ces travailleuses, travailleurs et individus ne sont pas menacés par une transition, ils le sont d’ores et déjà par le basculement en cours.

Pour tenter de répondre plus complètement à cette question de la « menace », nous voudrions préciser également qu’il nous semble urgent de distinguer entre les emplois. La question est en effet de savoir jusqu’à quelle limite un emploi accepté pour subvenir à des besoins du présent reste un emploi acceptable pour l’avenir commun, de la planète et de ses habitantes. Cette question qui est au cœur

du concept de transition juste n’a trouvé à ce jour que peu de traduction concrète. Au contraire, tant l’extractivisme que le productivisme continuent d’occuper, d’une façon ou d’une autre, la majorité des travailleuses et travailleurs de la planète ; l’artificialisation des terres, les déforestations, les surexploitations maritimes, les techniques agricoles destructrices des sols et tous les usages visant à l’épuisement des ressources et des capacités de reproduction de la planète, se poursuivent et se perpétuent. Nous observons à vrai dire fort peu de changements industriels même si nous voyons de multiples initiatives se développer à des échelles plus artisanales et moins manufacturées. La

« menace » se situe donc toujours plus, à l’heure actuelle, dans la poursuite des activités extractivistes et productivistes que dans leur abandon. D’un autre côté, l’entreprise reste, dans une écrasante majorité des cas, un lieu fermé à la démocratie. Même si des règles générales peuvent contraindre de l’extérieur les politiques de gestion et de décision internes, il reste que le poids des travailleuses et des travailleurs reste infime par rapport à celui des propriétaires et/ou des actionnaires. Ajoutons encore qu’une partie de plus en plus importante des manières de travailler est soumise à une dérégulation (économie de plateforme, flexi-jobs, télé travail, …) qui ne permet pas la prise en main collective de l’objet même du travail et donc de s’inscrire dans le questionnement sociétal général (où les questions des liens social-climat sont posées et discutées).

N’empêche, s’il faut nommer des secteurs de travail menacés par la transition, nous dirions que tous les secteurs qui considèrent le vivant comme une ressource épuisable plutôt que comme un potentiel réversible sont inévitablement concernés par une situation désormais multiplement pénurique.

Selon vous, quelles mesures les gouvernements de ce pays devraient-ils absolument prendre pour garantir que la transition vers une économie et une société durables soit équitable ?

Il existe plusieurs niveaux de réponses à cette question où nous quittons donc le domaine du juste pour celui de l’équité.

  • Suppression de la publicité

Etant entendu que la mesure 0, celle dont tout le reste dépend, consiste dans le relèvement des seuils sociaux et dans la création d’un socle financier en deçà duquel il ne sera pas possible de glisser et qui garantisse un niveau de vie significativement supérieur au seuil de pauvreté, la première mesure à laquelle nous pensons n’est sans doute pas celle à laquelle on s’attend d’une fédération de services sociaux. Il s’agit en effet de la suppression de la publicité pour les produits et les services les plus polluants dans l’espace public en commençant par les médias de service publics. Il devient de moins en moins compréhensible que l’on superpose des discours antinomiques (la fin du monde/fin du mois face à la consommation du monde et du mois) donnant lieu à des injonctions contradictoires parfaitement nocives pour la prise en compte de « ce qui nous arrive ». La publicité pour des produits ou services polluants entretient l’idée d’un découplage possible, comme nous l’avons évoqué plus haut, entre baisse des ressources et perpétuation de la croissance. En ce sens, elle est un dissolvant profond des solidarités et un facteur de découragement ou d’indifférence important pour qui voudrait respecter des mesures ou des comportements « vertueux ». En outre, la publicité est, par nature et de façon générale, un attracteur de pouvoir d’achat sans lequel elle n’est rien. Mobiliser l’argent des pauvres lui est donc également essentiel : le nombre de circuits économiques créés et réservés pour les personnes à petit budget (on mange chez Aldi, s’habille chez Primark, voyage avec Ryanair, …) en est la preuve. Sans compter que ces secteurs sont par ailleurs producteurs de mauvais travail comme d’externalités polluantes. Il convient dès lors d’éviter que les pauvres deviennent les alliés obligés de multinationales ou d’entreprises ne respectant pas les normes sociales et environnementales, tandis que les personnes au pouvoir d’achat important seraient invitées à se procurer véhicules hybrides ou électriques… C’est l’enjeu d’une régulation drastique, voire d’une suppression pure et simple, de la publicité qui s’honorerait à retrouver sa vertu initiale de « sauvegarde du peuple » et à utiliser ses moyens créatifs dans un esprit de service au public. Il n’est pas plus longtemps supportable, si l’on vise réellement à la transition, que le secteur publicitaire, facteur important d’inégalisation, continue de traduire, quitte à les verduriser, des propositions économiques incompatibles avec l’habitabilité sociale et environnementale de la planète et la vie durable de ses habitants.

  • Guichets physiques accessibles dans les services publics et privés

La deuxième mesure concerne la digitalisation croissante de la société. Ce que nous connaissons aujourd’hui, à savoir une fracture numérique cumulée à la disparition programmée de services directs au public (comme la raréfaction des guichets dans les administrations, les banques, les mutuelles, les syndicats ou la suppression d’un nombre important de distributeurs de billets), a bien entendu pour effet de mettre de côté une grande partie de la population. Pour ne prendre qu’un exemple : 30% de la population bruxelloise et 32% de la population wallonne n’ont pas accès à du matériel informatique et/ou éprouvent des difficultés à l’utiliser et cet état de fait amplifie évidemment le phénomène du non- recours, c’est-à-dire le non accès et la non effectivité de droits pourtant existants. Cet aspect socialement insupportable n’est pourtant pas le risque principal qui menace le droit des personnes et, partant, l’idée même d’une transition juste. Le fait même qu’un certain nombre de services (et de ces besoins) ne soient plus accessibles que par des moyens numériques crée une dépendance et une sujétion inacceptables non seulement pour les gens privés de moyens de connexions mais également pour ceux qui en sont pourvus. Dans ce cas encore, il convient d’orienter son regard vers les situations des personnes les plus démunies pour en déduire ce qui attend les personnes qui possèdent savoirs et capacités et qui, pour ces raisons, n’imaginent pas en être dépossédés ni en être dépendants. Pourtant, le nombre de ces dépendances, connues et inconnues, est impressionnant : qu’il s’agisse de hacking, de coupure de câble, de défaillance électrique, de bug économique ou de situation de guerre hybride plus ou moins affirmée… La situation que nous connaissons avec notre dépendance à une source d’énergie principale et à un fournisseur principal devrait nous enseigner. Il nous parait que dans le cadre souhaité d’une transition juste, il faut empêcher le côté monopolistique d’un seul mode de relation et de transaction : la technologie ne peut être le moyen unique de contacter une administration ou d’avoir accès à son argent. Non seulement, il faut une alternative aux modes d’échanges et de relations numériques, mais il faut aussi prévoir un mode d’échange le plus artisanal possible. Pour cela, nous recommandons d’observer les techniques utilisées par les personnes vivant la pauvreté et non pas celles de personnes possédant une carte Elite World.

  • Réforme fiscale en lien avec l’impact social et environnemental

La troisième mesure concerne l’inéluctabilité d’une réforme fiscale qui tienne compte tant de l’impact social et environnemental des avoirs et revenus des contribuables. Afin de ne pas baser essentiellement la fiscalité sur les revenus du travail, afin de refinancer une sécurité sociale capable d’absorber les chocs sociaux et afin d’impacter aussi les déciles les plus aisés de la population, il nous semble que la recherche de rentrées nouvelles pourrait concerner par exemple le calcul écologique des revenus, avec correction sociale. La carbonation des flux financiers pourrait ainsi être tenue en compte, outrepassant même la seule prise en compte du pollueur-payeur, telle que l’a envisagée le présent gouvernement fédéral : ce n’est pas tant les conséquences (la pollution) d’une spéculation ou d’un investissement qu’il faut taxer que les conditions de leur réalisation même (qui investit quoi où). Autrement dit, enchérir le prix du billet d’avion est une chose. Taxer les bénéfices obtenus au travers d’actions de compagnies aériennes ou de sociétés pétrolières en est une autre. A cette fin, il va de soi qu’un cadastre des fortunes sera bien entendu rendu indispensable. Enfin, il nous parait évident que la question de la fraude fiscale doit être profondément réinterrogée et que les circuits permettant évasion, optimisation ou planification fiscales doivent être considérés comme des objets de délinquance et de banditisme, voire même comme les signes d’une orientation mafieuse de la création et de la conservation de patrimoines. A côté de la réforme fiscale destinée aux contribuables, il est évident qu’un tel travail doit également être effectué au niveau des entreprises. Nous n’allons pas évoquer ici des évidences du type lutte contre la fraude fiscale, lutte contre l’évasion fiscale, lutte contre l’optimisation fiscale ou paiement juste de l’impôt : nous venons de dire plus haut ce que nous en pensons et comment nous les interprétons. Il serait intéressant, dans ce cadre, d’interroger la possibilité de dresser une sorte de système à points permettant de créer des paliers fiscaux au regard de l’impact toxique, nocif, neutre ou positif (vu du point de vue social/climat) des activités et/ou des productions. Pour résumer notre pensée, nous dirions qu’un système fiscal qui partirait d’un principe simple : « On ne peut pas faire des bénéfices sur le dos du désastre » nous parait une bonne base de travail. Tout cela va évidemment dans le sens d’une justice fiscale où la situation des personnes aux revenus les plus faibles, même avec un socle financier reconfiguré, serait centrale.

  • Améliorer la santé globale : approche quartier, verdurisation, isolation des logements, emploi

La quatrième mesure concerne la définition d’un état de santé globale dans ses interactions avec un public que ses conditions sociales d’existence éloignent – bon gré mal gré et assez souvent mal gré- des possibilités de s’emparer des questions écologiques. La proposition est de lancer une action prioritaire, dans des quartiers populaires et oubliés, permettant d’encastrer tous les aspects constituant une santé globale. On connaît les déterminants sociaux de la santé, on commence à percevoir quels en sont les déterminants environnementaux. Nous avons insisté dans nos réponses précédentes sur des frontières communes qui dessinent les quartiers défavorisés : des frontières sociales, sanitaires et environnementales tracées toutes ensemble. La personne qui a peu de revenus vivra dans un environnement médiocre et verra sa santé affectée, c’est presque aussi simpliste que cela. La question écologique, dans ces conditions, trouve mal son chemin. Un plan visant à l’isolation des logements sociaux, pour l’hiver, et à la peinture réflexive des façades, pour l’été, à une verdurisation accrue et volontariste de l’espace public, à une récupération collective des eaux de pluie, etc… pourrait être le signe concret de la prise en compte de cette inégalité. Mais il donnerait aussi l’occasion de redimensionner l’action sociale en la rapprochant des quartiers et en y installant les bases d’une écologie populaire reconnaissant l’implication des habitantes et des habitants. En ce sens, le recours à des propositions comme les Territoires zéro chômeurs de longue durée créant de l’emploi à hauteur des personnes et des quartiers nous paraît par exemple une initiative à soutenir. Si nous jugeons cette mesure de santé globale prioritaire, c’est évidemment pour répondre à l’inégalité de traitement que vivent ces quartiers. Mais c’est aussi pour confronter cette bifurcation justifiée à un public laissé dans l’incapacité de s’emparer de son avenir. Les zones de pauvreté, parce qu’elles vivent déjà ce basculement et sont pourtant laissées en marge des transitions, doivent devenir des signaux vivants de la bifurcation.

  • Accessibilité prioritaire des plus précaires aux politiques de décarbonisation (énergie et logement)

La cinquième mesure concerne l’accès effectif à l’énergie et au logement. L’accès à l’énergie est indispensable pour une vie en dignité. Toute personne devrait pouvoir éclairer, chauffer et refroidir son logement de façon suffisante et à un coût abordable. L’accès à une énergie propre et abordable doit être reconnu et protégé comme un droit fondamental. Dans le même sens, notons que de nombreux ménages ne bénéficient toujours pas des programmes de rénovation et des énergies renouvelables, et risquent fortement d’être obligés de continuer à utiliser des infrastructures reposant sur la consommation de combustibles fossiles ces prochaines années, une situation qui concerne tout particulièrement les personnes vivant dans des logements sociaux et les ménages pauvres. Étant donné que le chauffage représente la principale dépense énergétique des ménages et qu’il s’agit souvent de la dépense faisant basculer les ménages à faible revenu dans la précarité énergétique, il faudrait veiller à ce que les personnes susceptibles de tomber dans la précarité énergétique puissent donc pleinement et prioritairement bénéficier des politiques de décarbonation, à ce qu’elles ne se retrouvent pas à payer le prix des émissions de carbone, et à ce qu’elles ne soient pas obligées de continuer d’utiliser les infrastructures fossiles en raison de la transition plus rapide des ménages à plus haut revenu vers les énergies renouvelables. Il est ainsi essentiel d’analyser les répercussions sociales des programmes de rénovation, de promotion des énergies renouvelables et d’efficacité énergétique

pour veiller à ce qu’ils aboutissent au résultat voulu – la réduction de la précarité énergétique – plutôt qu’à une hausse des loyers ou à une éviction des locataires à faible revenu. En s’inspirant de l’esprit des projets Territoire zéro chômeur, s’engager sur des Territoires zéro logement passoire, en y impliquant les personnes concernées est une piste à explorer.

Dans cette perspective, la régulation générale des loyers par les pouvoirs publics devient incontournable. La participation des usagers à la conception de tels programmes ainsi qu’à l’évaluation ex ante et ex post de leurs répercussions sociales et de leurs effets distributifs doit faire partie intégrante du processus de conception et de mise en œuvre de ces politiques publiques.

Un système énergétique public et démocratique, y compris quant à la production et la fourniture, pourrait résoudre bon nombre de ces problèmes, en restaurant et en élargissant la capacité d’exercer un contrôle démocratique sur un secteur qui fournit un bien public vital, et en chargeant les citoyens et les travailleurs de ce contrôle. Il est urgent de remettre en cause la libéralisation des marchés de l’énergie, décidée en 2007 à l’échelon européen.

Actuellement, les États membres de l’UE ne disposent pas d’une fiscalité verte équitable qui permettrait de supprimer les subventions aux combustibles fossiles, d’encourager davantage la production d’électricité à partir d’énergies renouvelables et d’utiliser les recettes tirées des taxes énergétiques pour aider les populations en situation de précarité énergétique ou à faible revenu. L’écologisation des régimes fiscaux devrait s’envisager sous l’angle de la justice fiscale, notamment au travers de réformes plus vastes en faveur de la mise en place d’une fiscalité progressive à l’appui d’un transfert du fardeau fiscal du travail au capital, ainsi qu’au travers de taux d’imposition plus élevés pour les entreprises, le capital et les hauts revenus.

Enfin, les partages d’énergie et les communautés d’énergie sont régulièrement avancées comme pistes potentielles pour la transition énergétique. L’ordonnance bruxelloise du 17 mars 2022 cadre notamment ces dispositifs d’inspiration européenne. Cependant, le risque à éviter est une approche exclusivement économique par des acteurs commerciaux ou un dispositif uniquement accessible aux publics plus aisés. Autrement dit, cet outil ne peut avoir de sens pour des publics vulnérables que s’il est couplé avec un accompagnement social solide et construit sur la base d’une vision centrée sur l’humain et le groupe, afin d’assurer en premier lieu l’accès aux droits et à l’énergie ainsi que l’acquisition des outils permettant d’appréhender la complexité technique et administrative des partages et communautés d’énergie. Une approche individuelle des politiques énergétiques se focalisant sur la sobriété et un usage individuel de l’énergie vont augmenter le taux de précarité énergétique cachée déjà très élevé à Bruxelles et en Belgique. Les partages et communautés d’énergie peuvent notamment renforcer la cohésion sociale, la solidarité et les échanges entre les voisins d’un quartier et les partenaires locaux, le pouvoir d’agir des participants, donner accès à une énergie moins chère, assurer l’autonomie et l’indépendance par rapport aux acteurs du marché et permettre de se réapproprier certains leviers démocratiques. Mais pour cela l’accompagnement social et collectif du groupe est indispensable. En effet, « faire communauté » est primordial pour construire le paysage énergétique de demain et semble être la condition sine qua non que donnent les membres à leur participation : « faire communauté avant d’être une communauté d’énergie ». Aussi, se réapproprier la question de l’énergie en tant que citoyens doit partir des usages et de l’expertise des premiers concernés (les consommateurs). Les participants doivent être au centre.

Dans ce contexte de changements profonds et nécessaires de notre société, de nouveaux défis attendent les travailleurs sociaux : ils devront adapter leur manière de faire et ajuster leurs connaissances, se former à de nouveaux métiers, pour accompagner les plus vulnérables de notre société.

  • Un droit effectif à l’alimentation

La sixième mesure concerne la réalisation du droit à l’alimentation. Pour rappel, ce droit à l’alimentation est inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (article 25) : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ». L’aide alimentaire, telle qu’exercée actuellement, tente de nourrir une grande partie de la population belge (+/- 600.000 personnes) pour permettre un accès limité et conditionné à l’alimentation. Nous sommes donc loin de l’effectivité de ce droit.

La sécurité ou souveraineté alimentaire se décrit comme suit : Chacun peut se procurer, en tout temps, une quantité suffisante d’aliments sains et nutritifs ; L’accès physique et économique ; L’accès à une information simple, fiable et objective qui permet de faire des choix alimentaires éclairés est assuré ; Les aliments accessibles sont acceptables sur les plans personnels et culturels ; Les aliments sont obtenus par des moyens socialement acceptables et respectueux de la dignité humaine ; Les aliments sont produits, distribués et consommés d’une manière qui s’inscrit dans un système agroalimentaire durable ; La production, la distribution et la consommation des aliments reposent sur des valeurs sociales qui sont justes et équitables

Il est dès lors urgent et nécessaire de garantir cette la sécurité alimentaire et l’effectivité du droit à une alimentation de qualité. Il est donc vital et urgent d’exercer une transition vers un système alimentaire durable et digne pour tous et toutes. Cette garantie peut s’étayer dans le temps avec, selon le timing envisagé, différentes modalités d’action. A très court terme, le gouvernement garantit l’accès de toute personne à une alimentation correspondant à ses besoins et préférences, notamment en soutenant les approvisionnements de qualité des organisations de l’aide alimentaire et en finançant la distribution de chèques alimentaires. Le gouvernement assure la gratuité des cantines dans les crèches, les écoles (et plus largement, dans les autres cantines) tout en veillant à ce que les repas fournis soient de haute qualité ; il adopte une exception alimentaire (et agricole) dans les règles de marchés publics. Afin de permettre une boucle vertueuse et systémique entre producteurs et mangeurs, il est important que le gouvernement soutienne également les producteurs/transformateurs/circuits de distribution de type « agroécologique » : soucieux de l’environnement et des humains, tant travailleurs que mangeurs. A moyen terme, envisager l’alimentation comme un bien commun, réfléchir à sa démarchandisation, remettre en cause la spéculation alimentaire, initier des modèles de production portée par des pouvoirs publics et secteur associatif.

  • Communication gouvernementale et éthique

La septième mesure qui nous parait indispensable est de l’ordre de la communication et de l’éthique. Le gouvernement suédois avait fait paraitre il y a quelques années une brochure intitulée « En cas de crise ou de guerre » distribuée aux 5 millions de ménages de Suède et traduit en treize langues. Cette brochure décrivait des situations pouvant mener à la perturbation de fonctions vitales – chauffer nos logements, cuisiner, conserver des ingrédients, avoir accès à l’eau courante, faire le plein d’essence ou de provisions, payer par carte ou retirer de l’argent, téléphoner, avoir accès à internet, utiliser les transports en commun, se procurer des médicaments – et y apportait un certain nombre de réponses concrètes et pragmatiques. Une telle lucidité et une telle franchise des divers gouvernements du pays à propos de la nécessaire bifurcation serait la bienvenue. Il nous parait cependant qu’au contraire de la brochure suédoise, le fascicule édité en Belgique devrait faire une place importante non pas seulement aux réponses, mais surtout aux actions réalisables en amont des situations problématiques. La question du rationnement qui viendra inévitablement sur les tables gouvernementales pourrait ainsi y être clairement abordée et explicitée, notamment dans son lien explicite avec la réduction de la pauvreté. Se préparer aux catastrophes et s’y préparer avec la population nous parait être une mesure indispensable. La communication descendante, telle que pratiquée durant la pandémie, ne peut être donnée pour modèle d’une relation tenable avec une population dont le sentiment démocratique est aujourd’hui endommagé.

Selon vous, qu'est-ce qui doit être accompli à la fin de la Conférence nationale sur la transition juste pour que l'on puisse parler de succès ?

Un engagement sur une mesure concrète par secteur, directement opérationnelle et financée : alimentation, énergie, transports, entreprises, fiscalité, droit du travail, publicité, communication gouvernementale.